Pourquoi « antimonde » ?

La notion d’antimonde a été proposée dans les années 1980 par le géographe Roger Brunet qui la définissait ainsi dans Les mots de la géographie : dictionnaire critique (Brunet et al. 1992) : « Antimonde » désigne géographiquement une partie du monde qui se présente « à la fois comme le négatif du monde et comme son double indispensable »[1].

Antimonde désigne des lieux secrets tels que arcanes, lieux d’exception, espaces de sécession, espaces de l’informel et des activités grises et noires. Pour Brunet, les espaces de captivité de l’archipel du Goulag représentent la matrice du concept d’antimonde qu’il applique à la société soviétique. Plus généralement, antimonde est un concept désignant l’ensemble des espaces négatifs, marginaux et informels, qui sont marqués par leur isolation ou par leur dissimulation. On trouvera sur le blog de Bénédicte Tratnjek des éléments précis sur la notion d’antimonde (ICI).

Plan

Une géographie de l’invisible

Dans l’esprit de Brunet, l’antimonde est l’envers de la force du droit. Il s’agit des territoires et des lieux qui échappent ou dérogent à la loi et aux normes. Ce sont des espaces illégaux et illégitimes, formes d’organisation de l’espace produites par des sociétés au fonctionnement contestable et perfectible. Brunet analyse l’antimonde dans le cadre des systèmes. Selon lui, comme les systèmes ont besoin d’une forte cohérence et ont une volonté de durée, ils construisent des règles. L’hypothèse de Brunet est alors : ces règles peuvent être tellement contraignantes qu’elles nécessitent ou appellent des dérogations. Ainsi naîtrait l’antimonde.

Dans son introduction au numéro 57 de Géographies et cultures, « Antimondes : géographies sociales de l’invisible », Myriam Houssay-Holzschuch considère que la notion d’antimonde « permet d’attirer la réflexion sur toute une série de phénomènes sociaux, plus ou moins troubles, parallèles ou ignorés, qui sont cependant essentiels au fonctionnement de nos sociétés ». L’intérêt et la fécondité de cette notion viennent de ce que « ce sont les limites, les lignes de contact entre monde et antimonde qui nous en disent le plus sur notre société. » Pour ces raisons, la notion d’antimonde est « riche de potentiel, théorique, épistémologique, méthodologique et éthique » [1]. C’est une notion qui croise d’autres notion comme celle d’hétérotopie de Michel Foucault qui l’avait introduite pour rendre compte d’un besoin de respiration des sociétés : « Maisons closes et colonies, ce sont deux types extrêmes de l’hétérotopie » [2].

L’antimonde et la conversation des sexes

Je voudrais ici, en m’inscrivant dans le registre poétique (cf. Accueil), tenter d’appliquer la notion d’antimonde à la conversation des sexes et au partage du pouvoir entre les femmes et les hommes. Quelle forme prendrait l’antimonde pour cette conversation et ce partage ? Qu’est-ce que l’antimonde – dans le registre de la conversation des sexes et du partage du pouvoir – pourrait nous apprendre du couple, des relations entre hommes et femmes, ou entre masculin et féminin ? En quoi les explorations sur l’antimonde du couple pourraient-elles éclairer le couple, ses difficultés et ses impasses ?

Les marges et les extrêmes

Une première piste d’exploration est celle des marges. En effet, il est depuis longtemps établi que l’analyse des phénomènes dits marginaux permet en retour d’avoir un éclairage intéressant sur les phénomènes dits « normaux » (non marginaux). L’analyse des extrêmes d’un phénomène fournit une information sur les centres ou les moyennes de ce phénomène. Par exemple, pour la sexualité, Julie Mazaleigue-Labaste a montré « comment les explications savantes des comportements sexuels considérés comme déviants ont […] contribué à transformer nos manières de penser, d’agir et de ressentir, et à nous faire devenir ce que nous sommes aujourd’hui ? » [3].

Un antimonde de la conversation des sexes pourrait concerner les sexualités qualifiées de marginales (voir par exemple « Raconter les sexualités depuis la marge », Revue GLAD!). Ces sexualités se déploient, en effet, souvent en opposition avec le monde. Elles apparaissent dans des lieux souvent non publics ou même secrets, que ce soient des lieux réels (clubs, soirées), des lieux en ligne (plateformes spécialisées, sites de rencontre), ou des lieux psychologiques (l’intime). Ou encore de lieux réinvestis par des groupes particuliers ou consacrés à des rencontres spécifiques. Par exemple les plages gays analysées par Emmanuel Jaurand dans « territoires de mauvais genre » [4], ou de « territoires hédonistes du sexe » [5] (Nicolas Boivin). On est bien en présence d’espaces de sécession, soit qu’il s’agisse de la sécession entre des lieux fermés (les clubs) et le monde autour, soit qu’il s’agisse de la sécession entre un intime secret et le monde social.

Un autre aspect de l’antimonde est la présence de rites de passage et de sas pour y entrer. On doit connaître les « codes » pour entrer et évoluer dans l’antimonde, il est nécessaire de faire intervenir une médiation, par des biais ou un « passeur » [6]. Si l’on considère les lieux physiques ou psychologiques où « ça » existe, y évoluer suppose de trouver ces lieux et d’en connaître les codes. Comme le rappelle Myriam Houssay-Holzschuch, « les antimondes restent des objets délicats à étudier » [7].

Ouvrir le placard

De ce point de vue, il serait peut-être possible d’établir un lien entre l’idée d’antimonde et la notion de « placard » introduite par Eve Kosofsky Sedgwick (1950-2009) dans son ouvrage L’épistémologie du placard (1990) dont on trouvera une analyse par Aurore Turbiau ICI (en trois articles[8]) et un article sur son œuvre par Bruno Perreau ICI. Selon B. Perreau, « le placard est le spectacle d’un monde inaccessible »[9]. La question est posée. Où est l’antimonde du partage du pouvoir entre femmes et hommes ? Où sont les placards d’une entreprise ?

Présence de « ça » dans l’antimonde

Ma proposition est que « ça » façonne morphologiquement un antimonde de la conversation des sexes ? Comment et où trouver « ça » ? Comment détecter les formes de « ça » dans le monde ? Quel est le rapport entre « ça » et l’antimonde ? Filons une métaphore empruntée à la physique. De la même manière que l’énergie invisible (dark energy) reste cachée aux yeux du monde visible tout en agissant sur le monde visible, nous proposons d’imaginer que l’énergie liée à « ça » reste cachée aux yeux du monde tout en agissant sur la conversation des sexes en prenant des formes extrêmes ou marginales dans la sexualité. Selon cette métaphore, « ça » désignerait l’énergie par laquelle un contenu de signification est associé au déséquilibre de la conversation des sexes (domination / soumission). De la même manière que l’énergie invisible est issue de l’antimatière, l’hypothèse proposée ici est que l’énergie de « ça » semble relever d’un antimonde.

De la même manière qu’on ne peut déduire l’existence de l’énergie invisible que par l’effet concret qu’elle produit sur les systèmes galactiques, on ne peut déduire l’existence de « ça » que de l’effet concret que « ça » semble avoir sur la conversation des sexes et en particulier sur l’intime de cette conversation, qui se joue dans la sexualité. L’une des caractéristiques de cette énergie est que « ça » peut surgir à tout instant puis disparaître avant de revenir. Le déséquilibre dans la conversation des sexes n’est pas stable. Il peut devenir plus ou moins marqué selon les moments, les époques, les histoires, personnelles ou sociales.

Nous chercherons à comprendre la géographie du désir pour y détecter l’éventuelle présence de « ça ». Parfois cette géographie nous amènera à chercher une archéologie du désir, son sous-sol. Suivant la notion de théologie de la culture, nous examinerons des films, des BD ou des performances artistiques afin de voir si « ça » existe dans les productions culturelles et comment. Le site comprendra une partie narrative. Le but de ces récits sera d’emmener le lecteur (le visiteur du site) au plus près de « ça ».


[1] Myriam Houssay-Holzschuch, Géographies et cultures, « Antimondes : géographies sociales de l’invisible », p. 4.

[2] Michel Foucault, 2001, « Des espaces autres », Dits et écrits II (1976-1988), Gallimard, Paris, pp. 1571-1575. Voir aussi Empan, vol. no54, no. 2, 2004, pp. 12-19. DOI : https://doi.org/10.3917/empa.054.0012.

[3] https://juliemazaleigue.com/

[4] Emmanuel Jaurand, « Territoires de mauvais genre ? », Géographie et cultures, 54 | 2005, 71-84

[5] Nicolas Boivin, « Territoires hédonistes du sexe », Géographie et cultures, 83 | 2012, 87-100

[6] Myriam Houssay-Holzschuch, « Antimondes : géographies sociales de l’invisible », p. 6.

[7] Myriam Houssay-Holzschuch, p. 6.

[8] Aurore Turbiau, « Eve Kosofsky Sedgwick, Épistémologie du placard (1990) (1/3) », dans Littératures engagées (ISSN : 2679-4950), publié le 10/07/2019

[9] Bruno Perreau, « Eve Kosofsky Sedgwick », Genre, sexualité & société [En ligne], 1 | Printemps 2009, mis en ligne le 02 juillet 2009, DOI : https://doi.org/10.4000/gss.378

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